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« PETITS ÉCRITS » SUR LE MANAGEMENT : le blog

L'entreprise est-elle elle aussi post-factuelle ?

Avec la place qu’occupent des approches telles que Lean, Six Sigma, et beaucoup d’autres qui relèvent de l’organisation scientifique du travail d'une part, et avec, d'autre part, l'emprise des systèmes de gestion - budget, analytique, contrôle de gestion, ... - ,  on voudrait croire que entreprise et management sont très solidement ancrés sur l’analyse objective des faits. Rien n’est moins sûr.

Mi-novembre, le dictionnaire Oxford choisissait l’adjectif « post-truth » pour mot de l’année 2016. « Post-vérité », lorsque les faits objectifs ont moins d’influence que l’émotion et les croyances personnelles pour modeler l’opinion du public, d’une assemblée. Il est vrai que Trump et le Brexit ont beaucoup œuvré en 2016 pour l’élection du word of the year. Le terme, employé essentiellement dans un contexte politique, n’est pas fondamentalement nouveau. Il émerge dans les années 80 dans la continuité de l’idée que « le message, c’est le médium » (McLuhan) et des concepts de « société du spectacle » (Debord) et de « politique spectacle » (Ellul) apparu antérieurement (années 60).

Nous serions donc entrés dans une ère post-factuelle, où il faut dire ce que l’auditoire veut entendre, où la rationalité des faits et des chiffres doit composer avec l’irrationalité de la nature humaine. Est-ce bien nouveau pour autant ? Depuis que la justice est rendue par un jury populaire (plus de 2 siècles en France), l’avocat comme le procureur savent qu’il faut parler au cœur des jurés. Les faits, certes, mais jamais sans leur pouvoir émotionnel.


En entreprise, la post-vérité est une réalité que les managers connaissent bien. Tout comme certaines disciplines. Le marketing s’en est fait l’expert. « Nos études cliniques le prouvent : 87% des jeunes maman déclarent avoir retrouvé la forme » dit la voix off sur l’image d’une jeune femme souriante tenant un enfant trop mignon. Ou bien « Venez comme vous êtes » tandis que défilent en incrustation les valeurs énergétiques du menu super hamburger/frites/soda (cela fonctionne à l’identique pour les lignes racées d’une voiture dans un paysage sauvage au regard de sa consommation au 100 km). Sans tenir aux faits n’est plus admis. La data est pauvre. La big data saura peut-être établir de nouvelles vérités.

De même, cela fait longtemps que le commercial n’est plus là pour « vendre sa sauce ». Il doit storyteller. Le produit n’est plus au centre. L’histoire, en tant que promesse d’une expérience unique, est bien plus captivante. Ce n’est plus en égrenant les performances techniques ou en décodant la grille tarifaire que vibreront les cordes sensibles du décideur.

Au-delà des fonctions en contact, tout le management est post-factuel, et de plus en plus. Les instances de décision, à quelque échelon qu’elles soient, sont des lieux de négociation. Présenter un budget, porter un projet, soumettre une innovation ou un plan de transformation … sont autant d’actes de vente, qu’il faut storyteller également, en raccordant le sujet au business model, à la vision de la ligne hiérarchique, aux valeurs, pendant lesquels il faut savoir témoigner de la compréhension des enjeux supérieurs, faire preuve d’une empathie extrême vis-à-vis des sensibilités de l’assemblée et de ses membres. L’exercice ne commence pas à la réunion du cénacle mais en amont, pour déminer les résistances, négocier des alliances si nécessaire, roder l’histoire qui sera raconter, tester le résumé de 5 pages powerpoint, réduction drastique des tenants et aboutissants nécessaires à la prise de décision.

Les faits ne sont donc pas primordiaux. En entreprise, « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Authenticité et transparence n’y sont pas des vertus cardinales (1). En conséquence, la réalité est souvent au second plan de la photo, sans pour autant sortir du cadre. Parce que les représentations prédominent, les faits, bien que requis, doivent être sélectionnés avec attention, pour ne retenir que ceux qui s’inscrivent dans les représentations en vigueur. Il est difficile de rédiger l’executive summary d’un diagnostic d’organisation lorsqu’il faut écarter beaucoup de constats (faits) qui expliquent le diagnostic, motivent les recommandations, et donnent du sens au plan d’action. Mais cela doit tenir en 2 pages, si on est autorisé aux bavardages. C’est bien évidemment tutoyer le déni. Et parfois dans des proportions alarmantes : en 2009, 6 ans après un premier cas de valvulopathie cardiaque, le Mediator est retiré du marché (en 2010, l’INSERM a évalué à 1300 le nombre de décès). On nous promet même que « le manager post-moderne devra imaginer le réel » (2). C’est bien évidemment préférer le virtuel, sortir les faits du cadre pour s’en tenir aux assertions et « se raconter des histoires », de préférence celles qui entrent le mieux en résonance avec l’affect. Le « théorème de Thomas » (1928) n'est pas loin : les comportements des individus s'expliquent par leur perception de la réalité et non par la réalité elle-même.

Les modes en management répondent d’ailleurs parfaitement à cet effet « post-truth », qui veut qu’on adhère facilement à une idée en phase avec ses croyances même si elle est une contre-vérité, surtout depuis que les réseaux sociaux professionnels amplifient le signal. Le dernier en date par son ampleur : la génération Y. Le concept a reçu un accueil remarquable (« et toi, elle fait quoi ta boîte avec la génération Y ? »). Les études et méta-analyses démontrent pourtant qu’être « digital native » en France n’explique rien du rapport au travail (3) et qu’en 2015,  90% des jeunes actifs (donc « Y ») se sentent engagés au travail (4). Mais personne ne veut y croire. Et les managers, consultants inclus, se nourrissent facilement de toutes ces modes, souvent très éphémères : le knowledge management n’est plus le saint graal ; que reste-t-il de nos CRM ? ; qui se souvient de l’AB Costing ? ; le e-learning s’est dissout dans les MOOC, SPOC, COOC et autre SOOC (mais renait en digital learning ;-). Étrangement, le rythme de renouvellement de ces tendances, outils comme pratiques, semble s’accélérer, au point que le bruit pourrait bientôt couvrir le signal (les finalités). Ainsi, on n’a plus le temps ni d’évaluer ni de mesurer les effets positifs et négatifs, les faits ne peuvent plus parler, l’écosystème des « influenceurs » se chargeant de nous assurer que c’est mieux, même s’il faut en passer par de nouvelles contre-vérités (untruth) ou demi-vérités (half-truth). Ainsi naissent peut-être les idées reçues en management du XXIe siècle. Elles ne seront pas fondamentalement différentes dans leur conséquence de celles du XXe : elles conduiront tout autant à de mauvaises décisions.

Si la post-vérité fonctionne si bien en entreprise, il faut bien évidemment y disposer de capteurs sensibles : l’humain présente toutes les qualités pour assurer le rôle. La question des qualités d’un bon manager suscite débats sur débats, théories après théories (personnellement j’adore l’idée de sortir un peu du cadre et de préserver son esprit critique). Notre expérience et nos pairs forgent nos croyances et nos certitudes personnelles (LinkedIn, Facebook et les autres s’y adonnent aussi). Cela ne favorise pas le « fact checking ».

 

Pourtant, le sujet a été finement étudié par J. Pfeffer et R. Sutton il y a 10 ans. La 4ème de couverture (comme les 230 pages) de « Faits et foutaises dans le management » (Ed. Vuibert) mérite d’être claire : « le management se fonde le plus souvent, non pas sur l’analyse de faits avérés, mais sur des croyances inspirées par l’espoir, l’angoisse, ou l’idéologie. Les décisions des managers s’appuient sur une information très incomplète, souvent biaisée, et mal analysée. Dans bien des cas, elles ne reposent pas sur une réflexion autonome mais sur l’imitation irréfléchie de ce que font les concurrents ». Ainsi sont décortiquées « 6 demi-vérités pernicieuses sur le management des hommes et des organisations » (ex : les meilleures organisations ont les meilleurs collaborateurs (5), tout est dans la stratégie). Mais l’idée proposée d’un management par la preuve par les auteurs, le fact checking en entreprise en quelque sorte, n’a pas pour le moment trouvé écho dans la communauté des managers. Peut-être ont-ils préféré la croyance collective que, grâce aux technologies, l’avenir sera meilleur ? Mais rien ne le prouve ou ne l’infirme.

Et les processus dans tout cela ? Ils sont eux aussi post-factuels, dans la mesure où ils fixent une représentation, donc une grille de lecture des faits. Le tracé du crayon aura tendance à mettre en évidence l’hypothèse à vérifier et à occulter d’autres facettes, a minima par le choix des bornes du périmètre. Et lorsque 3 business analysts redesigneront un processus, il faudra probablement choisir entre 3 propositions.

Laurent HOUMEAU



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